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"TU ENFANTERAS DANS LA DOULEUR"

Tala Madani, Shit Moms, 2019

© Constellations, vue de l’exposition Shit Moms, de Tala Madani, Secession, Vienne, du 23 novembre 2019 au 9 février 2020

Inutile d’y aller par quatre chemins, la silhouette féminine représentée au centre de l’œuvre par Tala Madani est constituée de matière fécale. Le sol en porte les marques : elle la traîne comme un fardeau. Elle est à quatre pattes, une position caractéristique des enfants en bas âge. Les rôles sont comme inversés. La femme est chevauchée par un bébé, les mains fièrement recouvertes de la même matière fécale, il les brandit dans une position d’amusement, voire de domination. Le second bébé fait quant à lui manger ou sortir de la bouche de la figure féminine, a priori sa mère, du papier hygiénique.

Cette femme, dont on ne peut percevoir l’expression ou l’identité, est dans une position infantilisante, voire dominée : on lui dit quoi faire. Les bébés lui disent quoi faire. Ils ont un ascendant déroutant sur son corps adulte, image d’autant plus choquante que cette ascendance n’est pas acceptée socialement. La société lui dit aussi quoi faire. Elle est jugée, par notre regard en tant que spectateur et par le regard qui pèse à chaque instant sur les femmes, qu’elles soient mères ou qu’elles ne le soient pas (encore).

Le sentiment de solitude domine l’œuvre malgré la présence des deux enfants. Cette femme est seule, abandonnée dans un univers atemporel qui semble n’avoir ni début ni fin. Le fond chromatique dont les couleurs sont associées au milieu de l’enfance, à la gaieté, lui martèlent : « tu dois être heureuse » et nie le sujet dans son sentiment de détresse et dans son identité. Le fond chromatique, c’est la société. Ce qu’elle fait miroiter aux femmes et ce qu’elle leur impose de croire, de montrer et de révéler de leur expérience. Le monde de la maternité serait un monde d’allégresse et de gaieté.

« Donner » la vie, c’est faire don, c’est donner du plus, ajouter quelque chose au monde. C’est peut-être aussi s’ôter soi-même, s’annuler. Cette opération, cette addition d’une vie et la négation d’une autre représentée ici dans la transformation totale de la mère en matière fécale de ses propres enfants, induit la perte du corps de la femme, de son identité, de sa liberté. Il lui reste encore les contours d’elle-même mais son identité profonde et son état intérieur sont ensevelis, dévalorisés.

Ici plus que de la négation il y a de la violence, de la dépréciation. Le corps de la mère est représenté comme matière fécale. Car au sentiment d’échec et à la difficulté de se l’avouer et de l’assumer socialement s’ajoute un sentiment de culpabilisation. Échouer, ne pas trouver le bonheur dans le fait d’être mère, c’est ne pas être « normale ». La matière fécale est alors la présence matérielle de la maternité - et des lots de corvées et souffrances physiques qui l’accompagnent - mais aussi l’image que la société a de la femme si elle ne parvient pas à éduquer convenablement ses enfants et l'image que la mère a d'elle-même.

Mère ou non, le poids de la maternité – la pression d’être mère ou de ne pas l’être – rythme la vie des femmes. Camille Froidevaux-Metterie dans son ouvrage Le corps des femmes. La bataille de l’intime (2018) explore les terrains de l’émancipation physique des femmes parmi lesquels le choix de la non-maternité. Elle insiste sur le poids du jugement porté sur les femmes dans leur non-désir d’enfant a priori ou a posteriori : « Cette idéalisation sociale de la maternité alimente la souveraineté du désir d’enfant et, par un retournement logique, la non-légitimité du non désir d’enfant ». Ici encore, devoir parler de « non-maternité » pour qualifier l'absence de volonté d'être mère est une façon négative de confirmer et de renforcer le présupposé social selon lequel la vie d’une femme se pense par et pour la maternité.

Faire de la souffrance d’être mère un objet de peinture est une appropriation et une légitimation de la parole et du corps intime des femmes. Comme tout acte de création, peindre est une façon de donner naissance, physique ou symbolique. Nul besoin d’accoucher au sens physique du terme pour cela. Nul besoin d’accoucher au sens physique du terme pour se réaliser, créer.


Alors « tu enfanteras… » ? Peut-être bien que oui peut-être bien que non ! Mais pas en étant condamnée à le faire avec douleur.

Tala Madini, Shit Moms, 2019

Vue à l’exposition "Shit Moms" de la Secession, Vienne, du 23 novembre 2019 au 9 février 2020

Camille Froidevaux-Metterie, Le corps des femmes. La bataille de l’intime, Philosophie Magazine Éditeur, 2018


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