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DU BERCEAU AU LINCEUL

Lada Neoberdina, Canon, 2016

Vues de l’exposition « Broderie point de départ », 2020 © Constellations

L’œuvre Canon (2016) de Lada Neoberdina est constituée de trois pièces brodées. Trois canevas suspendus en hauteur desquels tombent et flottent des voilages blancs. Ils habitent les lieux en toute transparence et sérénité. Le canevas, objet dont les motifs restent à broder dans une visée traditionnellement décorative, ne se présente cette fois pas directement à la vue. Un voilage l’occulte au premier abord. La structure évoque ainsi tantôt la forme d’un dais, habillant délicatement le berceau d’un enfant, tantôt celle d’un voile de mariée ou d’habillement de la literie de la nuit de noce, à l’occasion de laquelle le corps de la mariée est dévoilé, tantôt celle d’un voile flottant, presqu’inquiétant à l’esthétique fantomatique.

C’est quand on s’approche de plus près et qu’on lève les yeux vers les canevas qu’un détail prend toute son importance. Cousus sur les trois canevas qui constituent l’œuvre, des motifs de phallus viennent rompre l’apparente quiétude et innocence de l’installation. Ils sont cousus à la main, représentés précautionneusement dans le détail à l’aide d’un fil de la couleur or, tel un objet précieux auquel il faudrait porter attention.

Ce motif, à la taille pourtant limitée et dessiné tout en transparence, bouleverse entièrement notre appréhension de l’œuvre. Présent à chaque instant de la vie des femmes – les voiles ne rappellent-ils pas ceux du berceau, du mariage, du deuil ? – il est le poids du patriarcat qui se rappelle et pèse insidieusement sur les femmes au fil de leur vie, depuis leur plus tendre enfance jusqu’aux moments clés de leur évolution sociale. Symbole par excellence de la construction du monde en fonction du sexe masculin et de la différenciation sexuelle – l’absence de pénis étant de façon archaïque considérée comme une privation pour les femmes – le phallus incarne les injonctions qui se diffusent et incombent aux femmes à chaque étape de leur vie à travers les objets, les paroles et les situations les plus anodines et quotidiennes.

On est alors bien loin de la forme d’auréole de sainteté que le canevas, à la couleur immaculée, peut aisément suggérer. Bien loi également de l’image mythologique de Pénélope, femme brodant et débrodant sagement chaque jour son travail dans l’attente du retour de son mari Ulysse. Autrefois outil de l’assignation de la femme aux tâches et à la sphère domestiques – espace « réservé » aux femmes mais où les injonctions du patriarcat s’appliquent le plus – la broderie devient vecteur de prise de conscience et de revendication. Le titre de l’œuvre, « Canon », peut alors tout à la fois faire référence à la forme suggestive des motifs cousus – forme à laquelle le masculin aime à assimiler son sexe – mais aussi à l’acte de se dresser, dans une rhétorique guerrière, et de s’élever contre le patriarcat pour en défaire un à un les symboles. Du berceau au linceul.


Lada Neoberdina, Canon, 2016

Broderie à la main, voilage, fil or

Courtesy de l’artiste

Vues de l’exposition « Broderie point de départ », 2020 © Constellations

Visible dans l’exposition « Broderie point de départ » visible à la Manufacture de Roubaix jusqu’au 30 août 2020

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