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LA FEMME UNE ET TOUTES

Kiki Smith, Untitled (CRUCIFIXION), 1995

© Constellations, vues de l’exposition « Kiki Smith » présentée à la Monnaie de Paris du 18 octobre 2019 au 9 février 2020

L’œuvre de Kiki Smith provoque un choc. Celui de la vision d’un corps contorsionné, désarticulé, comme coupé en deux. Celui d’une femme. Elle est crucifiée. Elle provoque l’inconfort. On aimerait percevoir sa souffrance mais impossible, son visage est caché. Cette femme est donnée là. Elle est sans artifice, sans identité apparente, nue. Sacrifiée. Contrairement à la représentation traditionnelle du Christ sur la croix à laquelle l’œuvre fait directement référence, elle n’a pas d’identité. La tradition occidentale s’attache pourtant à représenter le visage du Christ dans sa souffrance ou dans sa rédemption. Le Christ est identifié, reconnu de tous comme être à part entière, l’un parmi les autres. Les sculptures qui le représentent en croix, le visage le plus souvent tourné vers le bas, sont ainsi conçues et proportionnées de façon à ce que le corps du Christ, et surtout son visage, s’adressent au fidèle et soient visibles de tous dans le détail. Ici il n’en est rien. Le corps est plié, le visage caché entre les genoux. Impossible de reconnaître le corps représenté, si ce n’est celui d’une femme, des femmes.

Cette femme est à la fois une et toutes. Toutes celles qui ont été invisibilisées par le modèle androcentrique dans lequel nous vivons. Toutes celles qui ont été sacrifiées. Car la féminité est culturellement associée au sacrifice. C’est le constat d’Anne Dufourmantelle dans son livre La femme et le sacrifice, D’Antigone à la femme d’à côté (2017) : « La femme sacrificielle n’existe pas seulement dans nos mythes, elle est la figure récurrente des légendes d’amour, des religions et des textes fondateurs de notre culture mais elle est aussi terriblement banale ». Les mythes qui ont façonné notre rapport au réel et qui ont véhiculé une certaine image de la femme influent sur nos comportements aujourd’hui jugés banals car intériorisés. Cette image repose sur le prérequis convenu et incorporé que la femme doit se sacrifier. Sacrifier son corps, sacrifier ses espérances, sacrifier ses perspectives, sacrifier son identité, tantôt pour l’amant, pour la maternité, pour le supérieur hiérarchique, en somme pour l’autre. La femme sacrifiée de Kiki Smith apparaît alors comme un hommage à celles qui ont précédé et comme un avertissement à celles qui suivront. Elle rend visible la violence que ce sacrifice atemporel induit, qu’il soit physique ou psychologique.

Cette femme crucifiée est suffisamment atemporelle, sans artifice, sans vêtement qui aurait indiqué une culture, une période, une aire géographique, pour nous concerner toutes. L’œuvre n’a pas de nom. Elle est sans indice. Elle ne possède pas de cadre pour rappeler qu’elle n’est que fiction. Elle n’a pas même de croix. Elle est pourtant suffisamment incarnée pour que chacune d’entre nous puisse sentir en elle une partie d’elle-même. Comme nous, elle est à taille humaine, elle a un corps bien à elle, presque organique. Elle a de vrais cheveux, une peau en kraft qui évolue, une vie. L’usage du kraft, un matériau fragile qui rend l’œuvre vulnérable, nous rappelle notre propre vulnérabilité.


En dialogue avec l’œuvre, on peut sentir le corps nu dans sa vérité, dans sa cassure. La femme sacrifiée a imposé sa présence dans l’espace et il est alors impossible de passer à côté sans être interpellé. Elle est là. Elle est celle qui s’est sacrifiée, celle qui apporte la lumière, pour que les autres se rappellent.

Kiki Smith, Untitled (Crucifixion), 1995

Papier kraft, méthylcellulose, crin de cheval

Collection particulière

Visible dans l’exposition « Kiki Smith » présentée du 18 octobre 2019 au 9 février 2020 à la Monnaie de Paris


Anne Dufourmantelle, La femme et le sacrifice, D’Antigone à la femme d’à côté, 2007, Editions Denoël

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